Ecstatic jazz est un vocable apparu dans le sillage des David  S.Ware, William Parker, Charles Gayle, Joe McPhee, Sabir Mateen, Daniel  Carter et leurs camarades, il y a au moins une vingtaine d’années, pour  désigner cette vague résurgente d’improvisateurs afro-américains qui  continuaient à s’exprimer contre vents et marées leur vision hautement  énergétique du jazz libre. Free jazz, New Thing, Great Black Music,  improvised music etc… = ecstatic jazz. À cette époque, le saxophoniste Daunik Lazro publia Outlaws in Jazz avec Jac Berrocal, Dennis Charles et Didier  Levallet et s’est toujours situé esthétiquement du côté de « l’ecstatic  jazz », tout en devenant un pilier de l’improvisation libre collective «  européenne » plus orientée vers l’exploration sonore sans filet,  éructant de courts fragments mélodiques en fusion dont il décale les  accents et l’émission de chaque note avant de triturer le timbre et cela  dès le début des années 70. D’ailleurs, Lazro se fit connaître à cette  époque lointaine au sax alto aux côtés du contrebassiste Saheb Sarbib,  avec le batteur Muhammad Ali et le saxophoniste Frank Wright, quand ces  derniers , alors résidents en France, explosaient sur scène à chacune de  leurs apparitions « ultra-expressionnistes » 100% ecstatic jazz (Center  of the World). Par la suite, il prolongea sa démarche au sax baryton   et récemment au ténor Comme on peut l’entendre dans ce concert fleuve  improvisé de 1982, Daunik Lazro est un des saxophonistes (alto, ici)  européens les plus allumé de la free music : il met carrément le feu à  son embouchure, pressurant la colonne d’air en soufflant très fort, avec  une sonorité exacerbée, brûlante. Dans ces notes de pochette, Christian Pouget,qui  enregistra le concert, cite Ornette Coleman dont Daunik a bien mérité  et hérité. Je me souviens d’une interview de cette époque où Daunik  déclara sa fascination pour les musiques "d’énergies", citant Evan  Parker, Peter Kowald et aussi Jackie Mc Lean. (Et des bribes de Dolphy  surgissent ici).Dès les premières minutes, le souffleur pirate un  standard en le tourneboulant, fragmentant et lacérant le matériau  parkérien du jazz moderne avec des morsures au vitriol et une projection  du son saturé, chauffé à blanc. Un peu logique de sa part de remuer des  lambeaux du bop modal en présence du contrebassiste Jean-Jacques Avenel et du pianiste Siegfried Kessler,  aujourd’hui disparus. Durant plus d’une vingtaine d’années, Avenel fut  un des plus proches compagnons de Steve Lacy jusqu’à la mort de ce  dernier en 2004 et a fréquemment accompagné des jazzmen pur jus comme  Alain Jean-Marie. Kessler, disparu en 2007, était alors le pianiste  attitré du quartet d’Archie Shepp et détenait de solides crédits dans la scène jazz hard-bop modal tout ayant joué dans le mémorable Perception, un groupe free français historique avec Didier Levallet, Yoshko Seffer et Jean My Truong. Ce trio JJ-SK-DL du 12 février 1982 est en fait la réunion de deux duos : Lazro- Avenel et Kessler – Lazro. Jean-Jacques figure dans la face B du premier LP de Daunik pour Hat Hut, The Entrance Gates of Tshee Park, la face A étant consacrée à une performance solo du saxophoniste au sax alto. Un peu plus tard, Hat Musics publia Aeros,  de Lazro et Kessler en duo. Même s’il ne s’agit pas à proprement parler  d’un « vrai groupe » au départ (ils ont joué trois fois en trio), les  trois musiciens combinent leurs efforts avec un vrai sens de l’écoute et  surtout avec une énergie décapante, une folie de tous les instants, une  musicalité indubitable, créant des séquences où chacun développe sa  musique, propose des idées à jouer et réagit spontanément aux deux  autres avec un vrai « à propos » et des dialogues inventifs qui se  renouvellent successivement. Ou en laissant la bride sur le cou du  partenaire seul ou en duo. Les deux parties du concert sont subdivisées  en sept sections : 1a – 4:03, 1b - 13:33, 1c  - 13:45 et 2a – 7:42, 2b –  9:14 2c – 12:33 et 2d – 9:33, soit plus de 70 minutes. Il faut noter  l’introduction magistrale à la contrebasse d’Avenel et ses pizzicatos  puissants, une walking bass complexe et majestueuse (Partie 1a). Créant  un momentum, son intervention met le souffleur sur orbite ravageant un  standard qu’on a peine à reconnaître. En 2c, J-J A ouvre l’improvisation  avec un solo mirifique, puissant et très fin sur lequel Lazro se place  après trois minutes pour tirer à vue avec la colonne d’air, le bec et le  tube coudé de l’alto vibrant et cornant au maximum. Ailleurs, après  avoir embouché énergiquement une flûte traversière ( !) en duo avec un  Avenel survolté, le pianiste enfourche le clavinet muni du ring  modulator livrant une véritable pièce d’anthologie Sun-Raesque  décapante. Siegfried entraîne Lazro dans la danse à s’éclater encore  plus fort, plus intensément, jusqu’à asséner des barrissements à  effrayer les rois de la jungle (2b). C’est absolument dantesque. Il faut  entendre Lazro hurler au summum de la saga ayléro-brötzmanniaque des  grands jours et jongler avec chaque fragment mélodico-rythmique comme un  dératé en altérant les accents, les cris, la hauteur des notes, la  dimension de chaque élément sonore…  Une virulence déchirante obstinée…  plus que ça tu meurs. Le folk imaginaire au hachoir avec un style et des  intervalles spécifiques. Et par dessous, le vrombissement imperturbable  de la contrebasse, les cordes oscillant comme les cordages de la Méduse  dans une mer noire sous la pression des doigts de JJ Avenel. Le niveau  de la performance égale au moins le fabuleux solo de Roscoe Mitchell à  Willisau en 1975 tel qu’il est reproduit dans le double LP Noonah  (Nessa), si ce n’est que Lazro insuffle une énergie brute d’une  intensité - déflagration comparable à celle de l’Evan Parker des  Saxophones Solos – Incus 18 (1975 réédité en CD par Chronoscope et Psi  en vinyle par otoroku) et du Brötzmann intrépide en compagnie d’un  Bennink en transe (Balls, Cousscouss et The End) ou l’Albert Ayler des  albums ESP, tout en gardant un sens des structures dans ces  interventions !! . OOL’YAKOO !!! 
              Mais en sus, les deux autres ne se contentent pas d’être un « back-up »  band, un tandem d'accompagnateurs et de "porteurs d'eau", ils chargent  en première ligne. Il suffit d’écouter l’énorme solo de basse qui se  détache du trio en 2c et l'intrépidité des élans de JJA qui déborde au  sommet de la côte. Et le pianiste ne se contente pas d’être un virtuose :  Kessler accentue la rythmique de ses arpèges inclinant un zeste vers  l’esprit du pianiste Chris Mc Gregor et on entend ensuite Lazro réitérer  des fragments de mélodie avec un feeling proche ddu Sud-Africain Dudu  Pukwana en soufflant de plus en plus fort, saturant le son (2). Il va  même dans la foulée jouer des mesures en Slendro Javano-Balinais. Ce  sens inné de la suggestion esthétique est en fait très subtil. C’est ce  qui distingue les artistes indubitables des faiseurs et des prétentieux.  Ces musiciens n’ont pas d’agenda, ils nous fourrent candidement leurs  manies et les fruits de leurs mémoires ludiques pour en combiner tous  les sortilèges cachés ou entrevus en un éclair sans regarder dans le  rétroviseur. Retour au fil de l’improvisation : la plainte scandée  devient alors un cri déchirant, un hymne infernal. Le bassiste s’active  alors outre - mesure dans un chassé-croisé de doigtés diaboliques comme  s’il agitait une sanza cosmique !? Vous n’en trouvez – trouverez pas  souvent des pareils à J-J Avenel. Plus loin, Siegfied répète une courte  ritournelle cosmique, laissant le Daunik à sa transe. Elle finira dans  les suraigus déchirants du souffleur qui s'effacera ensuite en jouant  discrètement pour qu'on entende son collègue. 
              Tout l’intérêt de ce genre d’improvisations free (on pense au trio  Brötzmann - Van Hove - Bennink, décrié par un Derek Bailey puriste avant  de lancer lui-même son projet Company) sur le principe de l’auberge  espagnole où chacun apporte « ses idées » même si elles accusent des  différences notables de « style », de vécu, de background, sans craindre  d'éventuelles citations ou allusions, contribue à rendre le terrain  accidenté, contrasté en trouvant des réparties imaginatives créent la  surprise ou un charme imprévisible. Il faut aussi éviter le lieu commun  et les effets faciles dans un  maquis patchwork, sous-tendu par une  vision originale et pointant déjà vers ce qui pourrait advenir un peu ou  beaucoup plus tard . Dans ce concert, on navigue à vue dans la  convergence – divergence de trois courants, trois expériences, trois  personnalités, en en évitant les écueils, les "coups de téléphone", la  co-imitation, les signes de la main, les bonnes manières et la  simulation. On est sur le même bateau en apportant au flux commun ses  propres musiques intimes, sa personnalité profonde et sa folie assumée.  Pas moyen de s’ennuyer, il faut assurer et relever le défi en  permanence. En écoutant attentivement, on est finalement sidéré par cet  équilibre instable où chacun a l’air de tirer la couverture à soi, alors  qu’on est dans le partage total. Et c’est comme cela que l’action  immédiate, la musique collective est partagée et ressentie par ceux-là  même qui la jouent ici. C’est leur musique et surtout pas la vôtre.  Laissons aux musiciens leurs intentions profondes et spontanément  immédiates en tentant de comprendre où ils veulent en venir et évitons  de supposer avec l’étroitesse d’esprit de certains omniscients qui n’ont  jamais dû sauver leur peau sur les planches en jouant face à un micro  et un public sans s'exposer de la sorte. Comme disait mon ami John  Russell, le guitariste disparu en 2019 : "Sometimes I feel like an  idiot" et c'est bien ce que devraient se dire ceux qui aiment à porter  des jugements rapides. On peut peut-être couper dans ce concert-fleuve,  ayant parfois le sentiment d’une sorte de redondance dans la succession  des séquences. Mais il me semble que leur(s) démarche(s) est plus vitale  et finalement plus compliquée à assumer que lorsque les improvisateurs  d’un groupe partagent la même esthétique au millipoil et où on en devine  l’aboutissement dans la durée car rien de fâcheux ne risque de se  produire. Ici cette durée vécue est secrètement déstabilisante,  labyrinthique en trompe l'oreille et elle se doit d’être ingurgitée d’un  seul tenant.  
              Un must total !!