Armonicord LIBRES Rachid Houari Jouk Minor Jean Querlier Jozef Traindl Festival de Massy 26 octobre 1975 FOU Records FR CD 53
https://www.fourecords.com/FR-CD53.htm
Armonicord . En 1977 était paru un album au nom d’
Armonicord dont je viens de trouver une copie par l’intermédiaire d’un ami commun :
Esprits de Sel. Ayant eu vent de la sortie de l’album à cette époque, le souvenir de la présence de la claveciniste Odile Bailleux et du batteur Christian Lété me faisait imaginer sans doute une éventuelle sorte de musique de chambre. Dans la pochette, on peut admirer les partitions graphiques du saxophoniste baryton
Jouk Minor toutes en courbes et ellipses avec indications d’instruments et de minutage. Une mention aussi : Ce disque est dédié à
Rachid Houari. Rachid est bien le batteur crédité sur la pochette du CD
Libres. Il fit partie du légendaire groupe
Gong et enregistra leur premier album «
Magick Brother » (BYG Actuel 5) avec Daevid Allen, Gilly Smyth, le bassiste Christian Tritsch et le saxophoniste Didier Malherbe en 1969, avant d’être remplacé par Laurie Allen et puis Pip Pyle pour Flying Teapot, Camembert Électrique, etc. Magick Brother était aussi crédité de la participation des contrebassistes Barre Phillips, Earl Freeman et Dieter Gewiffler ainsi que le pianiste Burton Greene. Rachid en était le batteur sur la scène du festival d’Amougies, c’est tout dire. On retrouve aussi Rachid Houari dans les sessions de Camembert Éclectique et de Continental Circus. Dans ce
Libres d’
Armonicord, on découvre ici un solide batteur free-jazz dans la lignée des Steve Mc Call, Don Moye et cie qui résidaient et tournaient alors en Europe (1968 et 1969). Le responsable et « compositeur » du groupe était
Jouk Minor, ici crédité sax baryton et sopranino. Pour les lecteurs auditeurs friands d’émotions estampillées free-music vintage, il convient de rappeler l’existence de
Candles of Vision où Jouk Minor mat le feu aux poudres en compagnie de Pierre Favre et du tromboniste Eje Thelin, album enregistré en juin 72 par l’ORF à Graz et publié par le label Calig dont le catalogue contient le Nipples de Brötzmann (avec Bennink Van Hove et Parker/ Bailey en face B), les Gesprächsfetzen et Live in Sommerhausen de Marion Brown et Gunther Hampel avec l’énorme Buschi Niebergall dans le 1er , la fée Jeanne Lee dans le second et Steve Mc Call dans les deux. Aussi un album curieusement expérimental de Wolfgang Dauner et le We Are You de Karl Berger avec Peter Kowald et Allen Blairman. Candles of Vision se situe dans la mouvance hard-free « teutonne » et partage la même instrumentation que le King Alcohol de Rudiger Carl avec Christmann et Schönenberg réédité récemment par John Corbett. Ce n'est pas tout à fait l’esprit de ce Quartet, mais on retrouve ici un tromboniste autrichien Jozef Traindl, issu du légendaire Reform Art Unit. Traindl a aussi enregistré dans Opium For Franz avec Steve Lacy et Franz Koglmann sur la face B (face A : Bill Dixon trio avec Alan Silva et Stephen Horenstein 1975)… ainsi qu’avec Machi Oul Big Band, Pierre Barouh … Quant au saxophoniste et hautboïste Jean Querlier, c’est un incontournable du free-jazz français, excellent mélodiste dans une esthétique plus formelle et lyrique, avec thèmes et improvisations plus cadrées, connu pour son travail dans le groupe Confluence avec Didier Levallet , Jean Charles Capon, Christian Lété et aussi Clivage, Soleil Noir, Didier Levallet, René Bottlang, etc…
Les deux morceaux – compositions signées Jouk Minor,
Contact (21 :12) et
Un Goût de Rouge (17 :01) ont été enregistrées lors du
1er Festival Indépendant de Massy le 26 octobre 1975, un événement incontournable orchestré par la bande à
Raymond Boni, Gérard Terronès et cie. À l’affiche : Archie Shepp Quartet (2LP Ujaama-Unité label Unitélédis), un florilège de guitaristes d’avant-garde : Raymond Boni, le tandem décapant et punk avant la lettre Jean François Pauvros & Gaby Bizien, Derek Bailey (qui invita en duo impromptu Tristan Honsinger qui faisait la manche sur le trajet) les Skies of America d’Ornette Coleman, Steve Lacy (dont le texte rédigé pour le programme du festival est reproduit dans la pochette du CD) et j’en oublie … Quelle époque !
À écouter au casque : pour pouvoir mieux localiser les frappes de
Rachid Houari, batteur polyrythmique et tournoyant en diable avec une belle dynamique et une maîtrise des pulsations. Excellent batteur. Les trois souffleurs dégagent et
Jean Querlier est méconnaissable se laissant coupablement aller au délire, au cri et à ces maudites harmoniques exacerbées, lesquelles constituent le fonds de commerce de Jouk Minor souvent déchaîné. Donc Querlier, similitudes avec Dolphy et Lyons. Minor plus chercheur de sons. Joseph Traindl appuye et accentue l’ambiance de jungle effervescente d’
Armonicord. Évidemment, l’enregistrement n’est pas optimal, mais cette prise de son suffit pour vous faire une idée de l’engagement physique et mental de ce quartet d’allumés. Et pourtant, les quatre musiciens suivent scrupuleusement les indications précises de Jouk Minor, lesquelles constituent un tremplin pour décoller et se mouvoir dans l’espace et le temps avec une belle fulgurance. Cela peut commencer par un tutti à demi-consonnant qui se désagrège dans des imbrications de « solos » individuels qui se répondent, se superposent, se distancent ou se rapprochent pour laisser un des souffleurs improviser seul, toujours soutenu par la batterie trépidante et vraiment « libre -swinguante » de Houari, lequel sait varier les plaisirs avec une super aisance. Chaque musicien acquiert épisodiquement la proéminence dans l’espace auditif au travers de crescendos étalés ou ramassés, des riffs cosmiques et flottants (baryton de Minor) ou des brouhaha impromptus, des changements de pulsations, des passages obligés d’où repartent une autre orientation de l’improvisation. Querlier et / ou Minor se révèlent minutieux au soprano et sopranino ou carrément siffleurs extrêmes ou déchirants, laissant ses aises au tromboniste et à sa pâte sonore un brin nonchalante. C’est au sopranino et à l’hautbois que débute la deuxième composition Un Goût de Rouge. Les structures et interventions font monter le niveau et l’intensité interactive et rebondir/ intensifier la fluidité des échanges et améliorer la dynamique d’Armonicord, lequel a bien des ressources qu’on devine ici ? Un groupe cohérent, une écoute partagée, la Great Black Music n’étant pas loin du hard free. On songe un peu à l’esprit du quintet d’Archie Shepp Live at Donaueschingen, mais sans « soliste » principal, car le collectif est à l’ordre du jour pour partager le temps de jeu et la connivence optimale.
Certains diront qu’il y des « plus grands » que ceux-là « individuellement » mais question équipe soudée et collaboration collective, ces excellents musiciens crèvent le plafond bien au-dessus de la décence et de l’enthousiasme habituel. Généreusement allumés, ils créèrent ce soir-là une musique enjouée, pertinente et chercheuse digne de l’AACM d’alors par exemple et plus radicale que le free de séance qui commençait à sévir. Fantastique label FOU !!
La démarche du label FOU (J-M Foussat) documente autant les musiciens improvisateurs les plus "célèbres" ou "notoires" tels Derek Bailey - Han Bennink - Evan Parker (Topologie Parisienne), Joëlle Léandre, George Lewis, Urs Leimgruber, Keiji Haino, Paul Lovens... que d'"illustres inconnus" méritants et très souvent de haut niveau comme Irene Kepl, Jean-Luc Petit, Christiane Bopp, Emmanuel Cremer avec la même foi, le même élan amoureux sans aucune condescendance. Exemplaire !
Jean-Michel Van Schouwburg
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JOUK MINOR, ARMONICORD
LIBRES, QUATRE HOMMES LIBRES
FOU RECORDS (FR-CD-53)
En 1975, Jouk Minor n'est pas encore le spécialiste du sarrussophone et autres anches
graves qu'il deviendra quinze ans plus tard, mais il a déjà marqué de sa présence les
performances et enregistrements de quelques musiciens parmi les plus inventifs de ce
courant libertaire qu'on n'ose pas encore nommer free music. "Splendid Yzlment" de Michel
Portal, "La guêpe" de Bernard Vitet ou "Four Seasons" d'Alan Silva m'apparaissent, en
effet, comme l'acte de naissance hexagonal de ce nouveau langage fondé sur
l'improvisation et récemment affranchi de l'influence de la Great Black Music américaine.
Jouk s'est lui-même initié au free jazz au sein du groupe de François Tusques et a créé en
1973 l'ensemble Armonicord où se croisaient précisément des expérimentateurs tels que
Bernard Vitet, Kent Carter, Odile Bailleux, Christian Lété ou Bruno Girard. Facteur de becs
de saxophone et de guitares flamenca - son premier instrument - il joue également du
baryton, du sopranino, de la flûte, de la clarinette basse et du violon quand il ne compose
pas pour le théâtre ou ne se produit pas en trio avec le bassiste Peter Warren et le batteur
Oliver Johnson. Un type plutôt ouvert, en somme !
La mouture 75 de l'ensemble Armonicord s'appuie sur "quatre hommes libres", à savoir
Jouk Minor himself aux sopranino et baryton, Jean Querlier à l'alto et au sopranino ainsi
qu'au hautbois, Joseph Traindl au trombone et Rachid Houari à la batterie. Et cela sonne
du feu de Dieu au point que l'on croirait parfois entendre le Celestrial Communication
Orchestra d'Alan Silva. Un peu comme si chaque souffleur représentait à lui seul une
section de cuivres. On pense à Ayler, à sa puissance et à ses envolées chorales, un peu à
Mingus également, pour l'aspect compositionnel. Car tout n'est pas improvisé là-dedans,
loin de là, mais les thèmes se mêlent à ce point à leur libre développement qu'on serait
bien en peine de les fixer sur le papier, voire dans sa mémoire. En clair, on ne fredonne
pas du Jouk Minor le matin en se rasant. Le swing est là, pourtant, confié à chacun mais
plus particulièrement à Rachid Houari qui se révèle un parfait batteur de big band et prend
donc ici toute sa place, ponctuant et relançant les phrases de ses partenaires avec une
énergie et une précision hallucinantes en un contexte aussi débridé. Entendons-nous
toutefois ! Le désordre n'a rien à voir avec l'insolente indépendance de ces défricheurs de
terrain meuble. Jouk sait exactement ce qu'il veut et ce n'est pas pour rien qu'il a intitulé
son quartet Armonicord. L'harmonie, dans le cas présent, relève du tohu-bohu collectif et
son unicité dépend de la responsabilité de chacun. Joseph Traindl, par exemple, éperonne
son trombone comme un forcené, mais n'aurait jamais l'incivilité de couper le souffle à un
partenaire. Il sait se faire discret lorsque le soprano de Jean Querlier troue le ciel de ses
stridences et découpe l'atmosphère au laminaire de ses aigus. Et si l'un se mêle de
commenter le propos de l'autre, c'est qu'un dialogue sans doute animé est sur le point de
s'engager.
M'apprêtant à conclure cette chronique, je réalise soudain qu'un demi-siècle nous sépare
de ce concert donné le 26 octobre 1975 au Festival de Massy, mais qu'il aurait pu être
enregistré hier. Les quatre bretteurs n'auraient sans doute pas fauché les mêmes codes,
mais la radicalité de leur style, situé quelque part entre la fanfare New Orleans, le tentet
de Brötzmann et le hors-piste d'un Lazro, aurait atteint le même degré d'engagement et
porté au public le même message d'intégrité. En fait, peu de choses ont changé. Qu'ils
jouent du jazz, de la free music ou de la noise, ce sont toujours quelques cinglés qui
laissent leur peau sur le carreau afin que nous puissions connaître la transe et oublier un
instant que le Monde collapse sous l'effet de la connerie humaine.
Joël Pagier