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Luc Bouquet "au Bal clandestin" FOU Records FRCD 57_________________________________________
par Philippe Alen
Luc Bouquet (drums, harmonica). Fou Records (FR-CD57 / Bandcamp), 2024.
On est très loin ici du discours de Malraux pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon. Il y est pourtant question de Mémoire et de Résistance. Et de musique ; mais ce n’est pas celle de la langue, dans une mise en voix restée fameuse et visant la grandeur, plutôt du son qui se fait le plus modeste possible et par là touche au plus juste de ce à quoi il vise.
Levons un coin du voile : pendant l’Occupation à l’aube, Jeannot ne lestait pas les sacoches de sa moto de jambons destinés au marché noir mais de « sa caisse claire et d’une frêle cymbale » pour un village des Alpilles où il ferait tourner les têtes en compagnie de Séverin, accordéoniste, dans un de ces bals clandestins où le danger et le plaisir s’aiguisaient l’un à l’autre. C’est à la mémoire des ces équipées comme à celle de Jeannot, son père, que Luc Bouquet, batteur comme lui, a voulu rendre hommage.
On pourrait ignorer tout cela que la musique n’en serait pas moins belle, mais le savoir éclaire la charge émotionnelle qui émane d’un solo à nul autre comparable. Nous savions, depuis Max Roach, ce qu’un certain usage des peaux peut receler d’indignation, d’éloquence revendicatrice, d’appel à l’insurrection. C’était à chaud, au moment de la lutte pour les Droits civiques, Max Roach parlait haut, droit et fort, avec violence et rigueur. Bouquet se réfère ici à un passé de plus de quatre-vingts ans. Il n’entonne pas un discours peu coûteux contre un régime ignominieux qui n’est plus qu’un chapitre dans les livres d’Histoire. Ne pas tricher avec la mémoire, jouer à cache-cache avec le temps dans le jeu louche de l’anamnèse, c’est sans doute une raison de la puissance de ce qui nous atteint au travers de ces quatre solos de batterie, qu’introduit et conclut, en s’approchant en s’éloignant, avec délicatesse et retenue, la frêle voix d’un harmonica trouvé par un petit enfant dans le tiroir d’un vieux buffet. C’est la voix même du souvenir, par laquelle il nous appelle, s’installe et, finalement, nous somme de répondre.
D’une magistrale étude pour cymbales seules (Le Carré Rond) ou de passages où sont exclusivement sollicitées les peaux à de longues des pièces où la batterie enfin se rassemble, Bouquet esquisse tout à la fois un temps et un paysage. Les lieux leur ont donné leurs noms (Le Castellas, Les Gipières, Les plaines de Lauzières), leur ambiance, ouverte comme certains paysages des Alpilles, horizontale. On y respire largement, et par un jeu constamment aéré, on ne serait pas surpris d’en percevoir les fragrances lorsque, avec lenteur, patience et précision, de la paume, des doigts, du feutre, du crin ou de l’olive, caressées, frottées, frictionnées, percutées, les cymbales expriment toutes les ressources du cuivre. Entrer ainsi dans la matière c’est plonger dans le temps, en révéler l’épaisseur, la densité, en traverser les couches (Rond Carré). Sur les peaux, une semblable attention met en alerte ; l’accompagne comme une ombre la prescience du danger. Une fois son intégrité restaurée, la batterie ne se livrera jamais à des déchaînements hors de propos ; rafales et bourrasques conserveront dans leur économie un caractère secret. L’ivresse de la fête laissera filtrer la présence, non loin, de la chose militaire, et l’une comme l’autre ne s’entendront dans un impeccable ordonnancement que comme une limitation réciproque. Le chant et le recueillement bordent Les Gipières et garantissent de ne verser dans le tragique ni dans l’épique. Cette retenue est œuvre de mémoire, engagée, respectueuse. Ici, les balais sont de bruyère, les grincements d’huis de planches, les roulements de lessiveuse. Là est la grandeur.
Chaque époque dicte les aspects qu’emprunte la résistance à sa forme propre de barbarie. Sous la chape de plomb tombée avec l’Occupation, maintenir au péril de sa vie la possibilité du plaisir ne relevait pas d’une attitude frivole. On écrivit des vers dans les garrigues, le fusil à la main ; composa des orchestres jusque dans les camps. En 2023, ce même désir tenace de faire entendre d’autres airs que celui sur lequel on voudrait nous faire danser, s’est réfugié dans les granges, les maisons accueillantes, les ateliers et les studios privés1. C’est aujourd’hui notre maquis. Là où, à l’écart du raffut assourdissant et cadencé de la sono mondiale ou de ses mièvreries profilées, s’élaborent les formes choisies d’autres mondes vivables. Hier, il était question de sauver son âme avec sa peau, aujourd’hui son âme seulement. Pour l’instant. Par les moyens de la douceur, avec une profonde probité, Luc Bouquet rend, par les moyens d’un instrument qu’il a reçu en héritage, un hommage de musicien résistant à un résistant musicien.
Au Bal clandestin s’écoute comme un poème, est un poème. Bouleversant comme…
(…) los poemas que ensanchan los pulmones de cuantos, asfixiados, piden ser, piden ritmo,
… les poèmes qui gonflent les poumons des asphyxiés.
1 Ici est le lieu de remercier une petite école de musique, celle du Passage d’Agen, et avec elle Aude Rocher et Roland Devaucelle, qui ont rendu possible cet enregistrement, et, bien sûr, Jean-Marc Foussat et Fou Records, résistants d’aujourd’hui.
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FOU RECORDS, CD - 2024
Au centre de Maussane-les-Alpilles, à quelques kilomètres des Baux-de-Provence, se dresse un immense platane dont l'ombre, le soir, s'étire sur la place. C'est là, dans une rue parallèle, que vivent depuis toujours les ancêtres de Luc Bouquet, percussionniste, chroniqueur et auteur d'un fort bel ouvrage à propos de John Coltrane. Dans cette famille d'ailleurs, on est batteur de père en fils. Ainsi, lorsque Jeannot animait de sa caisse claire et de ses cymbales les bals clandestins de l'occupation, Luc décrypte les signes d'un jazz libéré de l'oppresseur, quelque part entre Ayler et Coltrane, Brötzmann et Evan Parker. On a souvent croisé le nom de Luc Bouquet en compagnie de Sylvain Guérineau et Jean-Marc Foussat, par exemple, ou lors de duos partagés avec Saadet Türkoz , Raymond Boni ou Véronique Magdalenat (le fameux Boumag). Nombre d'improvisateurs sont venus jouer au Village Hangar, un club ouvert par ses soins au fond de son garage. Mais c'est à ma connaissance la première fois que le percussionniste investit le solo intégral jusqu'à publier le fruit de ses investigations. Pour qui eut déjà l'occasion de le croiser avec Jeannot, il n'est guère étonnant que Luc ait dédié cet album à son père, tant la gratitude et la filiation semblaient palpables à leur contact. Mais je n'aurais jamais imaginé qu'il aille jusqu'à nous conter, à travers les six titres de ce solo, l'engagement de ce dernier dans la Résistance, ni sa volonté d'assumer ces moments de joie indispensables en temps de crise que sont la musique et la danse. Au fil des plages, nous assistons ainsi aux préparatifs de l'expédition nocturne, à la traversée clandestine des Alpilles occupées, aux bals eux-mêmes dan s les mas obscurs, aux sentiers semblables empruntés par les danseurs et les musiciens, et à l'attente inquiète de la mère restée au village.
L'esthétique de Luc oscille entre free music et freejazz, impro libre et mémoire libérée des gimmicks et autres réflexes conditionnés par des années de pratique et d'écoute critique. Le tempo ne s'impose pas à travers la pulsation mais apparaît en creux, suggéré par son absence et le désir qu'on en a, qui fait battre du pied au rythme de son cœur. À tout prendre, ces improvisations relèveraient plutôt des arts plastiques, les masses composites s'agrégeant et se disloquant selon l'humeur de l'instant, traver sées de lignes brisées ou discontinues à la manière d'un Kandinsky. Les matières évoluent selon leur nécessité, du souffle organique d'un harmonica au métal vibrant de cymbales frottées ou suscitées
au fil de l'archet, quand la résonance évoque le sifflement d'une balle ou, selon , l'aile d'un oiseau passant tout près. Le bois, sur la peau, murmure et sous-tend un grondement à venir, le roulement des baguettes voyageant sur les toms, heurtant soudain l'acier d'un cercle bref et appelant la répé tition du geste. Le cuivre, omniprésent, poursuit la vibration de l'air qu'on déplace, auréole les frappes et leur diffusion dans l'espace restreint de la pièce. Des grincements surgissent, rayent l'épaisseur veloutée d'un son chaleureux et voulu comme tel, en dépit des excès assumés par l'homme croisant aux confins de sa mémoire. Le danger apparaît dans l'entrebâillement d'une Charleston ouverte...
Hommage rendu au courage ou manifestation d'un amour ende uillé, cet album tombe à point nommé pour nous rappeler que l'Histoire est un éternel recommencement et que ses plus sombres périodes n'appartiennent au passé que pour mieux resurgir, une fois les conditions de nouveau réunies. Alors que le fascisme reprend ses quartiers en Europe, « ces orageuses épopées», comme l'écrit Luc Bouquet, « méritent bien un enregistrement ».
Joël PAGIER
in Revue & Corrigée n° 141