Jean- Marc Foussat / Daunik Lazro / Evan Parker – Café OTO 2020
par Philippe Alen
Dedans, dehors, au loin
Nous écoutons un solo. Soit. C'est déjà être deux.
Jean-Marc Foussat s'est inventé un instrument à sa mesure, en apportant indissociablement – c'est son signe – toute sorte de bruits glanés, de rumeurs, de cartes postales sonores, et la voix, solitaire ou chorale. Il a une voix, faite de toutes les voix possibles, et même de quelques-unes qui n'en sont pas, pas vraiment. Quand il les articule, les superpose, les affronte, les tire l'une de l'autre il les choisit les plus hétérogènes possibles : prises là, dans l'instant, au micro, ou bien extraites d'une matière brute ou synthétisée, outrageusement parfois. Or, dit le phénoménologue, « un obstacle matériel (...) est seulement l'occasion pour moi de me projeter vers d'autres possibilités, il ne saurait leur conférer un dehors ».
Et nous sommes, nous-mêmes qui tendons, prêtons, donnons l'oreille à ce dehors, son dehors. Pour autant, pas un dedans – ou pas tout à fait, pas immédiatement. Sans la présence du tiers, qui l'atteste, le dehors est un dedans, sauf si en lui se rejoue la scène des voix. Dans ce reflet intériorisé du dehors, la voix réintroduit de l'altérité. Plutôt, la manifeste. Isolée, multipliée, orante, psalmodiante, tombant en rideau de pluie, elle vient à contre-courant des stridulations électroniques qui ouvrent le bal dans leur brutale, provocante, nudité de signal. La dramaturgie qui s'ensuit mesure la force respective des ameutements. Le silence même en participe. À mi-course de ce qui déferle et de ce qui se retire, dans cette frange où se superposent des flux contraires, se profile le lointain. Ni provenance, ni destination, lisière de rien, foyer de purs surgissements, d'effusion tour à tour douce ou violente, de résorptions aussi bien, fond sans fond, il fait du dehors et du dedans deux versants d'un flux en mutuelle et continue reconfiguration. Ce par quoi s'opère un transvasement, une transfusion qui reproduit dans la fabrication de la musique-même le phénomène propre à l'écoute.
Nous écoutons trois musiciens. Pas un trio pour autant, pas tout à fait, plus qu'un trio.
S'agissant de ces trois musiciens-là, d'Evan Parker, qui multiplie sa voix et la tresse à elle-même, de Daunik Lazro qui déchire la sienne et sculpte son écorché, de Jean-Marc Foussat qui fait surgir d'une boite toutes celles du monde additionnées d'un chant qu'il diffracte à loisir, chacun pour sa part a tourné à sa façon l'exercice du solo pour qu'il, singulièrement, s'ouvre et se peuple. Un trio, à supposer qu'il soit vraiment ce qu'il est, est toujours davantage que cela. Le tiers, en brisant la relation spéculaire des deux autres, introduit dans toute formation de ce type le point de fuite d'une fonction factorielle. C'est une particularité qui ne se répète pas avec l'accroissement de l'effectif. Mais dans ce trio-ci, la présence en outre aux côtés de deux saxophonistes, d'un manipulateur de sons électroniques, d'échantillons, et d'un dispositif de traitement de la voix en direct, étend considérablement la palette sonore : il fait entrer le dehors.
Depuis l'invention dans les années soixante de l'improvisation libre, Evan Parker et Daunik Lazro ont creusé leur sillon, infatigablement, inventé des voies, des sons, des signes, une signature qui ne s'est jamais figée sinon chez leur épigones. Jean-Marc Foussat les a enregistrés, dans un compagnonnage fidèle, attentif, de longues années, jusqu'à identifier sa position de « preneur » de son à celle d'un musicien fantôme parmi eux, néanmoins campé sur le seuil. Lorsque enfin il s'est décidé à le franchir, c'est en s'inventant l'instrument qu'on a dit. Parker s'est confronté ailleurs aux arcs-en-ciel chamarrés de Lawrence Casserley par exemple, il a philosophé avec Marteau rouge, et donc Foussat, mais c'était à quatre ; Lazro s'est plongé dans les ambiances « reportées » de Kristoff K. Roll ; tous deux ont joint leurs tresses et leurs écorchures, en de somptueux canevas, et en trio, mais avec un troisième souffleur, Joe McPhee.
Le dehors, c'est d'abord ce qui s'étend au-delà des murs de la cité. Il y a beau temps qu'Evan Parker et Daunik Lazro les ont franchis, mais c'est ici ensemble, dans la disposition singulière que l'on a dite, et c'est une autre affaire. De leurs citadelles ne subsiste plus dans leur dos qu'une silhouette bleue, dans la brume des confins. Ils s'aventurent une fois encore, sur des places de villages, dans
l'animation paisible d'un cercle de cases, greffent l'élémentaire à l'organique, suscitent le groupement, l'excitation, esquissent un pas vers l'émeute, bravent le choeur, chevauchent le radeau des mélancolies, s'oublient, se rappellent, renaissent à eux-mêmes, rapportés l'un à l'autre par la noria du dehors alimentée à des sources inépuisables, périodiquement, profondément, sensiblement renouvelées. Du rempart de notre oreille, nous accordons le tympan à ces rumeurs, et dans ses vibrations, c'est nous-mêmes que nous réinventons, désarmés quand nous ne nous savions pas endurcis.
Jean- Marc Foussat / Daunik Lazro / Evan Parker – Café Oto
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Inside, outside, and far away
We are listening to a solo. And yet... one has already become two.
Jean-Marc Foussat has invented for himself a made-to measure instrument, in bringing an inextricable mix – it's his trademark – of all kinds of gleaned sounds, rumours, and 'sound postcards'. Andthenthe voice, solitary or choral: one voice but made up of all voices that are possible, and even some that aren't really voices.
When he gives them expression, overlays them, confronts them, and pulls them apart, he selects the most diverse among them: captured there, in the moment, at the microphone; or extracted from the raw material; or else synthesised, outrageously at times. After all, as the phenomenologist says, 'a material obstacle (...) is only an opportunity for me to project myself towards other possibilities, it cannot give them an outside'
And those of us who lend our ears and listen to this 'outside', are its outside, which is to say that we are not 'inside' – not entirely, and not immediately.
Without the presence of the 'other' – the voice that replays the other voices and manifests the outside – the outside would be an inside.
In this internalised reflection of the outside, the voice reintroduces 'otherness'.
Or rather manifests it. Isolated and multiplied, praying and chanting, falling in a curtain of rain, the voice runs in a counter current against the electronic stridulations that start the movement with a strikingly brutal and provocative nakedness. The dramatic action that follows is a measure of the respective force of the incitement; even the silence joins in.
And midway, between the surging forward and the retreat, in the liminal area where opposite forces overlap, looms the far away – the 'distant' that is beyond the categories of inside and outside.
Neither point of origin, nor destination, it is the edge of nothing. It is the home of pure emergence, of outpourings – gentle and violent by turn – and also of dissolution; a groundless ground. The outside and the inside become two sides of a reciprocal flow, and the reconfiguration continues, bringing about a decantation, a transfusion, which recreates, in the fabrication of the music itself, the very phenomenon of listening.
We are listening to three musicians. Not quite a trio, but also more than that. Evan Parker creates multiple threads in his voice and braids them together, Daunik Lazro shreds his to produce a sound that skins it, then sculpts its flayed form, and Jean-Marc Foussat brings out of the box all the voices in the world, adding a song that he diffracts, at leisure. Each musician manipulates the solo exercise in his own singular way, so that it is opened up and populated. A trio, even supposing that's what it really is, is always more than that. The third shatters the mirror-like relationship between the other two and, in any formation of this type, introduces the vanishing point of a factorial function. This feature isn't repeated with an increase in the number involved. But in this trio, beside the two saxophonists, the added presence of a electronic synthesiser, a sampler, and a voice processing device, significantly extends the sound palette. And the 'outside' is brought in.
Since the invention, in the 1960s, of free improvisation, Evan Parker and Daunik Lazro have tirelessly carved out a path, and invented new ways, sounds and symbols – a signature that has never been set in stone, as it has for their imitators. Jean-Marc Foussat had faithfully recorded them, in such close association over so many years, that his role as a sound engineer was that of a phantom musician whose presence was always with them, although he remained on the threshold. When he finally decided to cross it, it was with the invention of the tailor-made instrument mentioned earlier. Parker was also involved with the rainbow colours of Lawrence Casserley, and with Marteau Rouge and, therefore, Foussat, making a foursome. Lazro threw himself into the 'reported' atmospheres of Kristoff K. Roll; they joined their braids and their abrasions, to create sumptuous canvases, as a trio, with a third player, Joe McPhee.
The outside is what lies beyond a city. It's been a long time since Evan Parker and Daunik Lazro have crossed the walls, but here, together, in the singular arrangement mentioned before, it's quite a different story. What remains of their citadel is behind them – a blue silhouette in the mist of its confines. They venture out once more, into the village squares, into the peaceful life of a circle of dwellings, graft the elemental onto the organic, and rouse up the gathering, and the excitement. They take a step towards the disorder, face the chorus, straddling a raft of melancholies. They forget themselves and then, reborn, remember themselves again, carried back to one another by the water wheel of the outside, fed by inexhaustible springs, and regularly, sensitively and profoundly renewed.
And, from the rampart of our ear, we tune the eardrum to these rumoured sounds, and in its vibration we too re-invent ourselves, disarmed before we ever knew we were battle-hardened.
Philippe Alen ; english translation by Janette Parr
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Carole Rieussec
27 juin 2020 18:18 (Facebook)
Bravo,
Daunik Lazro, Jean Marc Foussat et Evan Parker pour votre dernier album chez Fou Records !
Un double ...
J’entends des mouettes, des chattes, des pinçons, des voix sous-marines, des roseaux effeuillés, des guêpes, des tigres, des nuages de crickets, des bourdons.
Dans l’espace se dessinent arabesques, vitesses et harmoniques en zig zag.
Je marche sur des plateaux, descends des chemins escarpés.
Seule parfois, je m’assieds pour contempler les masses de sons et les fines nattes vibrantes.
Une abstraction résonne maintenant dans mon corps aimanté.
Lors d’un concert Jazz@Home où il était invité, Jean-Marc Foussat évoquait la proposition faite par le café OTO de venir jouer à Londres. Réponse : « OK mais ça risque de ne pas dépasser 25 minutes et ça serait un peu court». Alors invitez qui vous voulez. Re OK, ce sera Evan et Daunik. Chacun a accepté. Concert, enregistrement, discussions serrées sur le son, album double, l’un solo, l’autre en trio, nous y sommes.
Le premier CD, en solo, comporte une seule pièce au nom qui dit l’ambition : « Inventing Chimaeras ». Pour cela, il puise dans sa volumineuse collection sonore et procède à des collages inattendus, des montages, des osmoses. Il fait sonner des cornes de brume rendues quasi méconnaissables et fait chanter des oiseaux inconnus. Et il y mêle sa voix, en superpositions multiples s’élevant de brumes électroniques, en échos, en bribes de mots brouillés, en murmures, en articulations indistinctes, en ébauches de mélopées. Il y entrelace des séquences purement électroniques, parfois en boucles obsessionnelles. C’est une forme puissante de poésie, une invitation à la téléportation. Vous y êtes d’ailleurs déjà propulsé, votre esprit ayant depuis longtemps quitté la pièce où vous vous trouvez.
On pourrait croire qu’avec un titre comme « Présent Manifeste », nous quitterions l’univers onirique de la première partie. Ce n’est que partiellement vrai. Ici, s’ajoute aux paradis artificiels une forme d’hypnose. Peut-être en raison des boucles en souffle continu au soprano d’Evan Parker, ou des drones métalliques du baryton de Daunik Lazro avec des strates des sons instables, mouvantes. En cause peut-être des vagues d’un lyrisme presque jazzy fouillant les graves et perturbant le soprano. Des boucles électroniques ascensionnelle, la voix, les voix de Jean-Marc Foussat, les grondements du baryton trouvant relais auprès d’un soprano entêtant. Par moment c’est Evan Parker qui propulse ses tourbillons enivrants de particules sonores faisant par mimétisme éclater en multiples granulations le discours du baryton. L’osmose avec les nappes électroniques du synthétiseur est alors saisissante. Les voix viennent surplomber ces agrégats complexes, parfois accompagnés d’oiseaux étranges. Quarante cinq minutes où l’attention est capturée, cadenassée, où l’esprit n’est plus maître de lui, comme dans dans une dérive narcotique.
Ce double album est de ceux qui vous arrachent aux agaceries quotidiennes, aux banalités ambiantes pour extraire le merveilleux qui niche dans votre esprit.
Mais pour la qualité sonore, il faut préférer l'album. Disponible chez votre disquaire préféré, vous pouvez aussi vous le procurer sur le site de Fou Records
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Jean-Marc Foussat to me makes some of the most provocative and interesting Electroacoustic (live) compositional-improvisational music today. The recordings he has made in the last decade bear this out, not the least of which is a new one, Cafe Oto Wed 22 Jan (Fou Records FR-CD 38/39 2-CD) a live recording from the beginning of this year.
The first disk is Foussat doing a solo set on synth, voice and electronics; the second CD adds Daunik Lazro on baritone sax and voice and Evan Parker on soprano sax. It is music of a pronounced expression, playing upon the repetitive and sustaining layering quality of "digital delay." Unlike electronics in the earlier days, the possibility of echo-repeat-layer never appears for its own sake but rather as a means to a thicker and more hefty series of explorations.
As I review this in the thick of the pandemic I feel a renewed sense of how precious live spontaneous Improv of such a high caliber is. The health of this fragile form of creation of course depends upon the non-contagious situational possibility, on a healthy world.
Evan Parker often comes at us in endless phrases thanks in part to delay but also breath control. He is often undisguised and riding atop the near-orchestral wash of layered vocal-choral actions, synth colors and whole tones, and Lazro's baritone viscosities of rich timbral emanations.
There are long complex passages all the more impressive and exciting by virtue of their real-time live qualities. Repeat listening to this two-set wonder underscores just how inventive and mutually attuned a level this threesome (and solo) consistently attains. It is a testament to the flexible and imaginative outlook of each of these artists that one can listen and catch the strong musical personalities of each artist yet they are most definitely NOT repeating some formulaic success that unfortunately some other improvisers might fall into. Not here.
… Your solo set on the OTO box is ABSOLUTELY AMAZING!
I've listened to it a number of times and remain incredibly impressed!
Phil Zampino
SQUIDCO
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Short chat on Instagram with Billy Steiger :
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JEAN-MARC FOUSSAT / DAUNIK LAZRO / EVAN PARKER
«Café OTO, The 22 of January 2020»
FOU RECORDS, FR-CD 38/39
French Jean-Marc Foussat is one of the few explorers of the vintage, analog AKS synthesizer, a master sound engineer, and a label owner. He was invited by London’s Café OTO club to curate a program with musicians of his choice in January 2020. He had no doubts about his partners – French sax player Daunik Lazro and British sax player Evan Parker. Both are legendary pioneers of the European free-improv scene, and both are associates of Foussat for forty years now. Foussat adds in his liner notes: «I would probably never have become the person I am now had I not met those two guys… for the past 40 years we have been ‘dreaming’ the music we could make together, and finally here we are».
But the first part of the program was a 32-minutes solo set of Foussat on the AKS synth plus his voice, titled as «Inventing Chimeras». He creates a provocative sonic storm that fluctuates between quiet introspective depths and tortured, tensed eruptions. This piece highlights his idiosyncratic vocabulary on the vintage instrument, often sounding as alien, unsettling transmissions from a faraway galaxy but sometimes Foussat also surprises with familiar, fragile, human voices.
The second set, titled «Présent Manifeste», featured Foussat with Lazro, on tenor and baritone saxes, and Parker, focusing only on the soprano sax. Foussat puts his sonic arsenal – the AKS synth and his operatic voice, between the deep and dark, searching blows of Lazro and the cyclical, lyrical loops of Parker. All three improvisers suggest their own abstraction of a loose concept of breath. Lazro and Parker produce series of their very personal extended breathing techniques, while Foussat offers a layered and human-alien hybrid of wordless vocals and machine-made, raw noises. Foussat resonates and enhances gently the palette of the sax players and pushing their sonic envelopes to celestial territories, until the climactic coda. His addition of ceremonial bells even intensifies the spiritual atmosphere of this arresting improvisation.
JEAN-MARC FOUSSAT/EVAN PARKER/DAUNIK LAZRO CAFÉ OTO 2020 FOU RECORDS, FR-CD 38/39 - 2020
S'il est un défaut que l'on ne pourra jamais reprocher à Jean-Marc Foussat, c'est bien de ne pas savoir s'entourer ! Ainsi de ce concert donné le 22 janvier 2020 au Café Oto de Londres qui nous offre en ouverture un solo de l'homme-synthétiseur avant que ne le rejoignent deux figures essentielles de la free music, le saxophoniste Evan Parker, pionnier incontesté du genre, qui se concentre ici sur le soprano, et Daunik Lazro, ferment de l'improvisation en France, qui se partage entre le ténor et le baryton comme un sculpteur entre deux outils également indispensables.
En première partie, donc, l'artiste convié par le Café Oto pour un solo et un concert avec "les invités de son choix"*. Les machines de Jean-Marc ont ingéré tant de données depuis tant d'années qu'il dispose à présent d'autant d'univers sonores que de moyens de les croiser pour en créer chaque jour de nouveaux. Le bouton on devient le Sésamed'un voyage vers l'inconnu dont le moindre choix détermine l'orientation, la destination et le climat traversé pour y parvenir. En l'occurrence, l'ambiance est plutôt au danger, à la menace, à l'inquiétude. Quelques souffles synthétisés annoncent le trio à venir mais, très tôt, se métamorphosent en hurlements poussés dans une jungle urbaine où la ferraille du réel se tord et le béton se désarme. L'auteur "invente des chimères", mais ses créatures de l'esprit relèvent moins de l'illusion que de la dystopie et lorgnent toutes vers une dissolution du présent dans un futur apocalyptique. La voix survole un paysage brûlé par l'atome et devient, peu à peu, le chant douloureux d'un chœur antique accompagnant la tragédie. Dès lors, le tableau peut se diluer comme l'Histoire elle-même dont on préfère oublier les défaites.
Pour le second set, Evan Parker et Daunik Lazro, dont il aura fallu attendre 40 ans pour qu'ils rejoignent leur hôte sur une même scène, semblent fêter la délivrance d'une œuvre collective enfin advenue après une telle période de gestation.* Dès les premières secondes, le soprano et le baryton s'enlacent au cœur d'un froissement chuchoté dont le souffle, intégrant quelques cris étouffés, s'enfle en une rumeur aux confins de l'intelligibilité. L'urgence est là, bien loin néanmoins de l'impatience, à l'affût de l'instant qui infléchira la dramaturgie de la pièce. Par son écoute, chacun goûte la voix de l'autre, jouit de cette densité à laquelle se mêle son propre désir et découvre de l'intérieur la complexité d'une langue dont il connaissait déjà le vocabulaire pour l'avoir si souvent entendue. Nous ne sommes pourtant pas ici en présence d'un principe réactif dont chaque intonation induirait une éventuelle réponse, mais dans le développement parallèle de trois discours singuliers qui ne peuvent, malgré tout, exister que dans leur proximité avec chacun des partenaires. Les deux saxes cultivent une diversité de style d'autant plus nette qu'affirmée depuis des années, le soprano cherchant clairement un point d'ancrage à partir duquel il pourra déployer la spirale tressée de ses lignes multiples quand le ténor et le baryton explorent l'espace à grands traits incisifs et découpent l'atmosphère en figures saillantes d'une infinie pureté. Aux commandes de ses machines, Jean-Marc Foussat plante le décor dans lequel les souffleurs et lui-même pourront intervenir en toute liberté puisqu'affranchis d'un quelconque rôle à jouer qui ne soit pas écrit dans leur propre langage. Les nappes synthétiques se déchirent sous le tranchant du cuivre et de la voix traitée en temps réel, le paysage s'assombrit devant la gravité des situations gérées dans l'instant, des cornes de brume surgissent des ténèbres, un rythme programmé traverse la place et disparaît aussitôt… La beauté jetterait l'ancre si le mouvement n'était essentiel à sa conception.
Tel fut donc ce concert au Café Oto de Londres, dont ce magnifique album vient prolonger l'expérience. Il y a des moments comme celui-ci dont on sait aussitôt qu'ils appartiendront à l'Histoire, des évènements qui feraient presque peur tant leur intensité est flagrante et leur statut définitif. Alors, comme pour se rassurer, on se dit qu'après tout, il y a une certaine logique à voir des personnages historiques à l'origine de l'Histoire. Joël PAGIER * cf notes de pochette.
Fruit d’une soirée de concerts réunissant de vieilles, et toujours actives, amitiés musicales, Café Oto vient ajouter son indispensabilité au catalogue de la maison Fou Records. Organisé en deux disques, il présente le travail actuel de sorciers du son qui n’aiment rien tant qu’utiliser cette matière vibratoire pour exprimer les sensations les plus diverses et les moins communément déployées.
Ainsi sur le premier disque Inventing Chimaeras, le seul Jean-Marc Foussat aux synthétiseurs et à la voix met en mouvement son savoir-faire pour inventer in vivo un petit théâtre de bruits divers, autant concrets que synthétiques, qui viennent s’empiler les uns sur les autres dans un simulacre de chaos - le tout est cependant parfaitement organisé. Ce flux de pensées musicales traverse l’espace et se tient à l’affût pour saisir au moment opportun la montée d’une tension. Des déchirements soudains remplissent alors l’oreille d’un frémissement inattendu. Celui du pur plaisir sonore comme celui qui glace d’effroi.
Le second disque (Présent manifeste) est devenu trio : Daunik Lazro et Evan Parker s’ajoutent à la partie. Se côtoyant depuis plusieurs décennies, ayant participé à l’élaboration d’un langage qu’ils maîtrisent pleinement, le baryton nourrit la surface de profondes racines terreuses tandis que la volatilité des aigus du soprano s’évade vers les hauts. Cette complémentarité n’est en rien exclusive : les interventions de Foussat bousculent la hiérarchie et obligent à repenser la finalité de chaque étape.
Car c’est une musique sans objectif, en effet, mais qui joue avec le temps. Les trois musiciens déploient durant près de trois quarts d’heure un grand cycle dont ils longent la circonférence, pareils à des danseurs qui se jettent ensuite dans le cœur d’une cible qu’ils portent à incandescence.
Le brûlant du trio trouve son explosivité dans la lente dilution d’une temporalité qui se compresse et devient matière avant de reprendre un cheminement vers un même point de départ fait de variations, de compléments ou de retraits. S’ajoute à cela un indéniable sens du tragique dans les hurlements ou les mélopées entêtantes qui donne à cette rencontre les atours d’un fantastique horrifique rarement entendu ailleurs.
Improviser Jean-Marc Foussat has been appearing in these pages on a regular basis, sometimes solo or in groups, often presenting excellent releases on his own Fou Records label. Today’s double disc set Cafe Oto2020 (FOU RECORDS FR – CD 38/39) holds a special personal place in his heart, I would assume. We’ve long known that he was drawn to free improvisation in the early 1980s, and personally made some great recordings of live music that ended up on the Incus label. He told the story of his epiphany to this magazine in 2004 (TSP 12th issue). “Travelling from Nice to Italy, because I’d read in a Jazz magazine an advert about the Florence/Pisa festival in 78 or 79, I received confirmation of the kind of music I wanted to engage with, hear, listen, do, live and love. Something was happening in this festival as a meeting between the US and the European way of music, between Jazz and Contemporary music, and the confrontation of those two spirits was marvellous…listening to the Lovens/Lytton duet I thought the music I was hearing was genuinely coming directly from the brains of those two human beings playing together.” Further episodes of the story, and connections with great musicians, are contained in the liner to today’s release; he met Daunik Lazro at Angouleme around this time, and counts him as a lifelong friend. And he met Evan Parker at that Pisa and Florence festival, confirming that “I was so overwhelmed by the power of their music that I decided on the spot throw myself into the adventure, body and soul”.
Some forty years later, these musicians remain his friends, and he is still in love with the music. When invited to play at Cafe OTO in London, he was delighted at the chance and invited his two “prime friends” to play with him. The results of this 22 January 2020 concert are now ours to enjoy…the opening set is Foussat solo for 31:35, playing his Synthi AKS – an instrument he has made all his own – and adding wailing tones with his singing voice. ‘Inventing Chimeras’ is strikingly original synth music, 100% improvised on an instrument not often associated with or heard within this genre. Characteristically for this very passionate player, the music is filled with emotion, passing through numerous turbulent and stormy passages (some of them verging on the terrifying), balanced out with melancholic and still sequences of plaintive wailing. Voice and instrument merge seamlessly, and the classical imagery of the title is enough to allow us to hear other supernatural beings from antiquity, such as the Furies or dead spirits from the house of Hades. Heartfelt and haunting music for sure, and stamped with the very honest and expressive personality of Jean-Marc Foussat. It’s some way from the wild noise of his 1980 solo LP i, but the subtlety and craft of this work is non-pareil.
The second disc, titled ‘Présent Manifeste’, is the trio of Daunik Lazro (tenor and baritone sax) and Evan Parker (soprano), playing with Foussat on the Synthi and voice. What makes this work so well is that it’s a glorious polyphony – four voices (effectively) all sounding at the same time and not getting in each other’s way…the circular loops, intricate repeated patterns, and inventive drones of Parker, the alienated cries and heroic warrior-shouts of Foussat, his freaky synth noises and echoed repeats, and the romantic and florid lines of Lazro. Everything overlapping and mutating in a free-form and free-floating array of ideas. Also much to enjoy in the full-on continuity of the music; no mindless droning on automatic pilot, nor is the music fractured into multiple unconnected outbursts of sputtering, restless, “free” music. It couldn’t have turned out better if the whole 44:50 had been composed and scored from start to finish; this is real interaction and telepathy at work. And yet apparently it was the first time they played as a trio.
“For the past 40 years we have been dreaming the music we could make together,” writes Jean-Marc wistfully, “and finally, here we are, the three of us, for the very first time.” From 1st June 2020; an essential set.