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Quartet un peu tendre Sophie Agnel Kristoff K. Roll (Carole Rieussec & J-Kristoff Camps) Daunik Lazro. Fou Records FR-CD 63.J-M Van Schouwburg
22 mai 2024
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SOPHIE AGNEL, KRISTOFF K. ROLL & DAUNIK LAZRO
QUARTET UN PEU TENDRE
FOU RECORDS - FR-CD 63
D'emblée nous sommes dans les mots, à propos d'une photo, d'une femme qui crie.
La voix est celle d'un homme et le ton, celui du constat.
La concentration est palpable.
On imagine les corps penchés au-dessus de l'ouvrage.
Au-delà du texte, un saxophone trace une ligne attentive au grondement sourd des machines, un piano égrène la brièveté de notes étouffées, un cri soudain brise l'immobilité de l'instant…
Cinquante secondes ont passé et, déjà, l'engagement du quartet a soumis notre écoute à l'exigence de ses enjeux.
Dès leur retour d'Afrique, en 2001, les Kristoff K. Roll - comme Godard disait "Les Straub" - avaient invité Daunik Lazro pour l'enregistrement du "Petit bruit d'à côté du bord du Monde", un double album réalisé par des artistes mécanos dont le regard m'évoquait l'aspect documentaire et la poésie de Chris Marker.
L'expérience avait dû se révéler positive puisque, huit ans plus tard, le trio récidivait avec "Chants du milieu".
Le saxophoniste, pour sa part, conviait Sophie Agnel en 2007 au sein de Qwat Neum Sixx, avec Michael Nick et Jérôme Noetinger, puis, dès l'année suivante, rejoignait le duo qu'elle formait avec Olivier Benoît pour graver "Gargorium", dont le vinyle vient de paraître chez Fou Records.
Les deux ami·e·s se croiseraient de nouveau en 2016 pour une tournée en Russie au cours de laquelle ils cultiveraient une bien belle "Marguerite d'or pâle".
Quant à la pianiste, si elle n'a jamais, à ma connaissance, franchi les portes d'un studio avec Carole Rieussec ou Jean-Christophe Camps, elle a, depuis trente ans, côtoyé assez de dispositifs électroacoustiques pour se sentir aussi à l'aise en leur présence que devant l'ivoire, l'ébène et l'acier de son propre instrument.
Deux pièces composent le présent album : "Au départ c'est une photo", saisie A l'Improviste en décembre 2020, au Carré du Temple, à Paris, et "L'Hiver sera chaud", captée un an plus tard à l'Athénor de Saint-Nazaire.
En dépit de leurs notables différences, ces deux improvisations participent de la même esthétique et délivrent un son d'ensemble à la fois unique et disparate.
C'est sans doute cet aspect composite, pétri du désir et de la personnalité de chacun mais uni en un seul et même propos, qui détermine le caractère si particulier de cette musique.
La diversité des matières se laisse bientôt oublier et, pourtant, chaque son conserve son identité.
L'acier griffé par les ongles de Sophie Agnel, les notes perlées au bout de ses doigts sont parfaitement identifiables, mais leur intensité résonne également dans les craquements et les chuintements de l'électronique.
Le baryton de Daunik Lazro rugit dans les mêmes rues que les manifestants interceptés par les machines.
Le froissement métallique saisi par le micro de Carole Rieussec pourrait jaillir du cadre du piano.
On ne sait plus à qui attribuer ces feulements organiques, ces accents cuivrés ou la majesté symphonique de ces accords étirés comme le vent dans les tuyaux d'un orgue.
Alors on s'abstrait de ces vains repérages pour s'abandonner au seul plaisir d'une étrange proximité.
La tendresse se fait rare par les temps qui courent…
En d'autres termes, il faut être sacrément culoté pour oser un tel intitulé !
A moins, peut-être, que cette unité attentive à l'identité suggère une forme de respect capable de réchauffer l'âme quand la différence est à ce point malmenée qu'il faut intégrer un modèle si l'on veut subsister.
C'est ce que nous révèlent ce cuivre incandescent, le train furieux de l'électronique, la course effrénée des doigts sur le clavier et les manifestants qui battent le pavé : quand la violence est au pouvoir, c'est la tendresse qui descend dans la rue.
Joël Pagier
in Revue & Corrigée n° 140
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Sophie Agnel/ Kristoff K. Roll/ Daunik Lazro Quartet un peu tendre (FR-CD 63).
Sophie Agnel : piano, Daunik Lazro : saxophone baryton et Carole Rieussec & J-Kristoff Camps (sous le nom de Kristoff K.Roll) - instruments électroacoustiques.
Enregistré dans deux lieux différents en France - décembre 2020 (piste 1), novembre 2021 (piste 2).
72 minutes au total.
Pour écouter Quartet, il convient de commencer par un examen attentif de la pochette de l'album, et surtout des deux vastes tables sur lesquelles roulent les instruments électro-acoustiques du duo, Kristoff K., des objets usuels, des instruments acoustiques, des ordinateurs portables et des câbles. Le piano et le saxophone baryton complètent cette infinité de possibilités sonores. Les artistes nous servent deux longues histoires qui semblent être des improvisations ... bien planifiées. Chacune d'entre elles possède une dramaturgie distincte - la première semble être une contemplation théâtrale avec une voix off étudiée, la seconde un manifeste politique nerveux, où l'action succède à l'action, et où un chœur de manifestants échantillonné ajoute de manière répétée un contenu (peut-être) important. Mais avant tout, concentrons-nous sur les sons musicaux, qui forment un cosmos infini tout au long des soixante-dix minutes et plus de l'album.
La performance commence par la voix d'une voix off, autour de laquelle règnent des parcelles d'acoustique et un murmure polyrythmique provenant de tables remplies de merveilles sonores. La narration, bien que se déroulant à un rythme loin d'être majestueux, semble pleine d'événements - le travail silencieux d'un piano préparé et d'un baryton, un filet d'électroacoustique déroutant et intriguant et des voix, masculines et féminines. L'absence d'évidence de cette improvisation contrôlée n'incite pas à situer l'action du quatuor dans un cadre esthétique. La narration semble totalement maîtrisée, même si, à plusieurs reprises, des phonèmes arrivent et nous surprennent. D'un côté, il y a une certaine retenue dramatique - après tout, il vaut mieux riffer moins que surjouer une phrase ; de l'autre, il y a un accord pour des touches de bravade, surtout de la part du duo d'échantillonnage. Les deux instruments acoustiques jouent bien dans ce melting-pot d'événements. Ils ne poussent pas l'émotion, ils sont exactement là où ils doivent être pour maintenir l'émotion de l'histoire. Le chroniqueur ne peut s'empêcher de noter des moments particulièrement intéressants dans l'histoire, qui dure un peu plus de deux quarts d'heure. À la 9e minute, nous entendons un passage intéressant de pulsations de synthétiseur de basse, vers la 17e minute, de beaux bourdons de saxophone recouverts de poussière électroacoustique, et peu après, une courte phase post-acoustique réalisée uniquement à partir des tables. À partir de la 24e minute, en revanche, le quatuor tombe dans un sommeil post-mélodique, faisant une promenade somnambulique dans la nature sauvage du son. Dans les dernières minutes de l'histoire, la mélodie Love de Cotrane est prise dans un enchevêtrement électroacoustique. Son final s'avère être un point culminant très compulsif, après lequel l'ambient meurt pour de bon.
La deuxième histoire dure plus de 40 minutes, mais commence dans le calme de la phonation ambiante, des voix d'adultes et d'enfants, des murmures, des conversations chargées d'émotion, peut-être menées sur des sujets importants. Les sons des instruments vivants semblent rester à l'écart, figés face aux phrases échantillonnées de la réalité inconnue de la rue. On a l'impression que certaines phrases de saxophone et de piano ont été traitées électroniquement. Après la septième minute, des incidents plus importants commencent à apparaître dans la structure de l'histoire et l'ensemble prend une tournure dramatique. D'un côté, des mélodies de synthé, de l'autre, des phrases saccadées et brisées d'instruments acoustiques, des accents de percussion et des plages de synthétiseur de basse. L'histoire ondule, mais se refroidit rarement au niveau d'un silence ronronnant. Les artistes se chargent des émotions, en nous donnant constamment les sons d'une manifestation de rue - cris, grincements, conversations bruyantes. Vers 15 minutes, le saxophoniste devient plus actif. Ici, il pare les taches de phoniques variées. Les sons intérieurs de piano et les taches colorées d'ambiance ne manquent pas. À la vingtième minute, nous entrons dans un tourbillon de râles et de murmures électroacoustiques, auxquels s'ajoute un flux debaryton dansant. D'un côté, le chant des cuivres, de l'autre, la réalité inquiétante de l'extérieur de la fenêtre. L'histoire grimpe jusqu'au sommet, puis s'éteint dans le silence. Et ainsi de suite presque jusqu'à la fin - l'histoire semble se diviser en épisodes marqués par de courtes périodes de froid. Là encore, beaucoup repose sur les épaules du saxophoniste, qui, vers la trentième minute, amène le récit à un point d'ébullition proche du free jazz. Tout hurle, palpite, suinte du rythme intérieur, jusqu'à mourir dans un flot d'eau... qui coule. Le dernier épisode est encore plus émouvant : les couches synthétiques et acoustiques atteignent leur paroxysme. En outre, des phrases verbales échantillonnées sont synthétisées et se transforment en une bande de glitchs électroniques auditivement aigus. Le saxophone et le piano cherchent des phrases dignes de porter le bagage de l'émotion, moribondes dans les convulsions, tandis que le synthé et le post-acoustique meurent tranquillement, figés dans un sentiment de résignation. Une poignée de respirations et de sifflements humains couronnent l'œuvre. On aimerait savoir quel sort a été réservé aux manifestants assoiffés de sang.
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Label / Distribution : Fou Records
Le bourdonnement émis par le saxophone baryton défie les tumultes vocaux générés par les dispositifs électro-acoustiques. Tendre ou détendre, comme s’il s’agissait de régler la peau d’une timbale, ici Daunik Lazro diffuse ses phrasés accolés au hurlements produits par les machines. « Au départ c’est une photo », enregistré au Carreau du Temple à Paris pour l’émission À l’improviste d’Anne Montaron se dévoile et donne à entendre des synchronisations éphémères entre Carole Rieussec et J-Kristoff Camps. Seules les manipulations des cordes du piano par Sophie Agnel déploient des cellules rythmiques qui tendent à souligner les timbres préexistants. L’échantillonnage génère là des vocaux enfantins accolés à une implosion sonore dynamique, par la suite la rapidité avec laquelle les déversements s’exécutent avec les effets électroniques étonnent.
Différents passages entre des spirales aériennes et une profondeur spectrale annoncent splendidement le phrasé de Daunik Lazro, l’artefact conjugué entre les musicien·ne·s prend corps. Le lien commun qui se dessine entre les notes égrenées par la pianiste et le chant altéré du saxophoniste aboutissent à l’exaltation de cette expérimentation.
De nombreux signaux émis par les dispositifs électro-acoustiques forment des interactions fébriles. La montée en puissance se veut progressive, permettant au piano de répandre quelques notes. La dislocation d’une jungle sonore se déverse par l’intermédiaire de l’assemblage électronique dans la partition de « L’hiver sera chaud », enregistré à Saint-Nazaire à l’invitation de Brigitte Lallier-Maisonneuve. La pièce, mue à 21 minutes par l’expressivité du saxophone lancinant et l’interactivité entre les instrumentistes, s’énonce plus fortement avec une libération spontanée à 29 minutes.
Les différents schémas sonores diffusés dans ces deux enregistrements distincts, à la fois composés et improvisés par le quartet, donnent naissance à d’intenses transformations de matériaux et à une expressivité fusionnelle délectable.
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